1874.08.05.Au ministre des Affaires étrangères.Versailles
Origine : Copie de lettres à la presse du 31 juillet 1874 au 19 août 1874
5 août 1874
A Son Excellence, Monsieur le duc Decazes,
ministre des Affaires étrangères
Versailles
Monsieur le Ministre
Nous avons l'honneur d'appeler votre bienveillante attention sur les faits suivants qui résultent de lettres et télégrammes reçus depuis 10 jours environ de notre Maison à Port-Saïd (Égypte) et qui sont pour nous et pour notre établissement dans ce port de la plus haute importance.
Nous avons, dès l'ouverture du canal de Suez en 1869, établi à Port-Saïd un dépôt de charbons destiné à ravitailler les vapeurs se servant de cette voie et nous avons même jusqu'à ce jour eu l'honneur d'y fournir les bâtiments de la Marine française. Les charbons que nous recevons dans ce but à Port-Saïd n'y étant déposés que temporairement et en transit et étant destinés à être brûlés par les vapeurs venant de l'Inde dans la Méditerranée et par ceux venant d'Europe dans la Mer rouge et au-delà, aucun droit de douane ou autre n'avait jusqu'à ce jour été prélevé par le gouvernement égyptien.
Subitement et sans nous donner aucun avis préalable, l'administration égyptienne vient de nous forcer à lui payer un droit de 3% sur la valeur des charbons que nous avons sortis de notre dépôt pour les livrer à des vapeurs transitant par le Canal et nous aurons à l'avenir à lui acquitter le même droit sur tous les charbons que nous pourrons importer à Port-Saïd. L'appui que nous a prêté et que continue à nous prêter Monsieur le vice-consul de France à Port-Saïd n'a pu nous soustraire à cette obligation à laquelle nous avons dû nous soumettre en protestant.
Devant cette exigence aussi insoutenable dans le fond que dans la forme presque brutale sous laquelle elle s'est produite, nous prenons la liberté, Monsieur le ministre, de nous adresser à vous pour réclamer de votre haute intervention la protection de nos intérêts gravement menacés, et nous nous permettons de vous exposer ce qui suit :
1°/ En fait, depuis l'ouverture du canal de Suez, Port-Saïd, qui, comme vous le savez, est une ville presque entièrement française, est devenu le point de ravitaillement le plus important pour les vapeurs naviguant entre l'Europe et les mers de l'Indochine et ce ravitaillement est pour un tiers ou la moitié entre nos propres mains et pour une autre portion très considérable entre les mains d'une autre maison française, Messieurs Bazin & Cie. Le maintien du droit de 8% demandé par le gouvernement égyptien aura pour résultat d'enlever à Port-Saïd la clientèle charbonnière qu'elle s'était créée et cela au profit de Malte dans la Méditerranée et d'Aden à l'extrémité de la Mer rouge, deux ports anglais, où le ravitaillement des navires en charbon se fait également sur une grande échelle.
De plus, établis depuis 5 ans à Port-Saïd sous l'empire d'une absence complète de tout droit, nous nous croyons justifiés à demander que tout changement à ces conditions soit appuyé par des raisons et en tout cas qu'il nous soit notifié quelque temps avant sa mise à exécution pour nous permettre de prendre les dispositions qu'il pourra nécessiter de notre part.
2°/ En droit, les charbons que nous importons à Port-Saïd pour l'usage des vapeurs transitant par le canal de Suez n'étant pas destinés à être employés dans les limites du territoire égyptien mais dans la Méditerranée d'un côté et dans la Mer rouge et au-delà de l'autre, nous ne voyons pas sur quoi peut se fonder le droit du gouvernement égyptien à prélever une taxe quelconque sur les charbons ainsi importés.
Nous ajoutons, Monsieur le ministre, que nous trouvons un argument en faveur de l'exemption de tout droit dans l'article 7 du traité de commerce conclu avec la Turquie le 29 avril 18, lequel stipule qu'aucun droit quelconque ne sera prélevé sur les marchandises passant par les détroits des Dardanelles, du Bosphore ou de la Mer noire, lorsque ces marchandises vendues pour l'exportation seront pour un temps limité déposées à terre pour être mises à bord d'autres bâtiments et continuer leur voyage. Nous voyons là le similaire exact de notre situation ; la seule raison pour laquelle le canal de Suez n'a pas été indiqué en même temps que les détroits dont il est parlé dans le traité est évidemment qu'il n'existait pas alors.
Nous allons même plus loin et vous affirmons que, plus encore que les détroits cités, le canal de Suez, qui n'a jamais été destiné à un autre but que de servir de voie de passage à la navigation, doit être exempt de tout droit qui serait une entrave à cette navigation et que toute charge qui serait prélevée au profit du pays qu'il traverse ne serait pas justifiée.
Nous espérons, Monsieur le ministre, que nous aurons réussi à vous faire comprendre l'importance de cette question pour nous et pour les intérêts français et que vous voudrez bien nous accorder votre protection et votre appui. Nous ajouterons que l'arbitraire du gouvernement égyptien nous frappe déjà depuis quelques jours et que plus l'abus aura duré de temps plus il sera difficile d'y porter remède.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, les assurances de notre haute considération.
Hte Worms & Cie