1862.00.Conclusions du procès contre MM. Mialhe et Delpech.Bordeaux.Original
Document original
Le PDF est consultable à la fin du texte.
Première chambre
Worms
Mialhe et Delpech
Boudias
Conclusions
Pour M. Hypolite Worms, demandeur, ayant pour avoué M. Boudias.
Contre le sieur Mialhe, défenseur, ayant pour avoué M. Godart.
Et le sieur Delpech Junior, défenseur, ayant pour avoué M. Chassaing.
Attendu que depuis environ six ans, le sieur Worms a fondé à Bordeaux une maison d'armement de navires et de commerce de charbon ; que cette maison sous la gérance du sieur Schacher, avait pour caissier depuis quatre ans et demi un sieur Ariés Jeune dont le frère aîné était teneur de livres dans la même maison.
Attendu qu'Ariès Jeune avait des appointements de 225 F par mois, soit des appointements annuels de 2700 FF ;
Attendu que le neuf juillet dernier, M. Worms reçut une dépêche ainsi conçue : 'Votre présence à Bordeaux est indispensable ; affaire très grave ; n'annoncez pas votre arrivée à Schacher, venez par le premier train. Télégraphiez 10, rue Franklin. Ariès'
Attendu qu'arrivé le lendemain 10 à Bordeaux, M. Worms apprit d'Ariès lui-même, qui du reste, lui avait écrit une lettre adressée à Paris, qu'il avait détourné une somme considérable de la caisse dont il était chargé ; que cette somme fixée par lui à 209.000 F avait été perdue dans des jeux de bourse ; que deux agents de change de Bordeaux avaient été les fauteurs de toutes les spéculations auxquelles il s'était livré ; que, liée d'amitié avec un employé de [...] de ces agents, il avait été par leur intermédiaire admis auprès d'eux et qu'après quelques opérations peu importantes et heureuses, il avait depuis le 15 août 1858 jusqu'au 30 juin 1861, perdu chez Monsieur Delpech Junior la somme de 75.725 F 75 c composée de 33.289 F 70 c de courtages et de 42.432 F 05 c de différences ; et depuis le 31 août 1859 jusqu'au 30 juin 1861, perdu chez Monsieur Mialhe la somme de 102.275 F composée de 36.117 F 80 c de courtages et 64.137 F de différences, qu'il avait aussi perdu chez M. Rodriguez, agent de change à Paris, une somme importante.
Attendu qu'atterré par ces aveux qu'Ariès a d'ailleurs renouvelés par lettre, M. Worms, après avoir reconnu avec le sieur Schacher la réalité et le chiffre des détournements, qu'il a constaté être de 224, crût devoir faire proposer aux agents de change de lui restituer les sommes qu'ils avaient perdues, mais que les tentatives de conciliation n'amenèrent aucun résultat.
Attendu qu'il adressa une plainte à M. le procureur impérial de Bordeaux, relatant les faits qui viennent d'être exposés ; que, sur cette plainte, Ariès Jeune prit la fuite, se dérobant ainsi personnellement à la poursuite criminelle que le ministère public suit contre lui.
Attendu que toutes les tentatives de conciliation auprès de MM. Mialhe et Delpech ont échoué devant leur résistance à réparer les préjudices qu'ils ont causés à M. Worms.
Attendu que ces deux agents de change se sont rendus coupables d'une faute lourde qui les soumet à cette réparation et que toute leur conduite amène à reconnaître que cette faute a tous les caractères du vol.
Attendu, en effet, que pour le compte Ariès jeune, caissier de M. Worms aux appointements de 225 par mois, connu de leurs agents et connu d'ailleurs dans la ville de Bordeaux comme caissier et comme étant sans fortune, ils se sont livrés l'un et l'autre à d'incroyables opérations de bourse, qui se sont élevées en moyenne à un million par mois, devant une rétribution mensuelle de 225 F ; que ces opérations se sont soldées par des pertes considérables en dehors de toute proportion avec les facultés pécuniaires d'Ariès Jeune.
Attendu qu'il est établi que ces spéculations illicites, qui ont roulé sur le chiffre fabuleux de 40 millions, n'étaient alimenté et soldées qu'au moyen de fonds que le caissier volait dans la caisse de M. Worms.
Attendu qu'il est évident qu'en recevant d'Ariès jeune, soit leurs courtages qui se sont élevés à plus de 70.000 F, soit les différences qui se sont élevées à plus de 107.000 F, les deux agents de change savaient qu'Ariès jeune n'avait aucun moyen d'acquitter de pareilles sommes ni aucune somme quelconque pour y faire face.
Attendu que tous deux ont ainsi violé la loi et les règlements de leur profession ; qu'un effet de la loi interdit d'une manière absolue aux agents de change de prêter leur ministère à des opérations de jeu, qu'elle considère comme un délit ; qu'ici, la question de savoir s'il y avait jeu dans ces spéculations n'est pas même discutable et que les deux agents de change en ont tiré un profit considérable aux dépens du patron, dont le commis volait la caisse à leur profit et trouvait dans leur complaisance rétribuée, toutes les tentations qui l'amenaient à continuer ses vols.
Attendu que si par impossible, ils soutenaient qu'ils n'ont pas connu la situation et la qualité d'Ariès Jeune, ils auraient manqué alors aux règles de la prudence la plus vulgaire qui devient d'ailleurs un principe absolu dans leur profession, règles qui leur prescrivent de s'assurer de l'individualité, de la position et des ressources des personnes qui s'adressent à leur ministère, l'intérêt public et privé leur faisant une obligation de ne pas se prêter facilement aux spéculations que se permettent des comptables ou des caissiers.
Mais attendu que les défenseurs sont d'autant plus répréhensibles qu'il est impossible qu'il n'ait pas su la qualité d'Ariès Jeune, qu'en effet, outre que, dans le commerce de Bordeaux, la maison Worms, fondée depuis quatre ans alors, et ses agents étaient parfaitement connus, Ariès Jeune était lié d'amitié avec le sieur Dulac, l'un des employés de la maison Delpech, avec Brousseau, l'un des employés de la maison Mialhe, qui mangeait à la même table que lui ; que l'un et l'autre ont présenté leur ami chacun dans la maison où ils étaient employés de sorte qu'on avait qu'à les interroger pour savoir quel était Ariès Jeune et qu'il n'est pas possible qu'ils n'aient pas pris cette précaution si simple et que, s'ils ne l'ont pas prise, leur faute est d'autant plus considérable.
Attendu d'ailleurs que, pendant deux ans et plus qu'ont duré ces relations de bourse, la raison ne peut admettre que les agents de change n'aient pas connu ce client si affairé, qui leur payait des courtages et des différences importantes ; qu'il y a eu de leur part le tort le plus grand à se prêter ainsi pendant aussi longtemps à des opérations multipliées d'un jeu désordonné, qui se réglaient par de telles différences, une imprudence aveugle à recevoir ainsi mensuellement ou par quinzaine des sommes d'argent qui ne pouvaient à leurs yeux provenir des ressources de ce jeune homme, caissier, et devant naturellement puiser dans la caisse de son patron.
Attendu enfin que ce qui ne laisse aucun doute sur la volonté continuelle et préméditée des agents de change de suivre avec Ariès Jeune, ces spéculations qui reposaient sur le vol et le détournement, c'est l'introduction dans les paiements de MM. Soula de Trimaud Latour, chez lesquels ont été reçues des sommes dépassant 46.000 F, maison évidemment choisie entre les agents de change et Ariès Jeune pour que les bordereaux ne fussent pas envoyés et les paiements réclamés à la caisse de la maison Worms.
Attendu dès lors que sous tous les aspects, il y a dans l'espèce faute lourde commise par Mialhe et Delpech Junior au préjudice de Worms, et qu'ils en doivent la réparation ; que cette réparation est d'autant plus légitime qu'une grande partie ne sera que la restitution d'un profit illicite obtenu pour prix de leur courtage et au grand préjudice de Worms.
Attendu que, sans qu'il soit besoin de recourir à d'autres recherches, il résulte des lettres d'Ariès jeune et des bordereaux produits au procès que Delpech Junior a reçu d'Ariès Jeune :
1° En courtages | 33.289,70 |
2° En différences | 42.432,05 |
75. 721,75 |
Que Mialhe a reçu d'Ariès Jeune:
1° En courtages | 38.117,80 |
2° En différences | 64.137,55 |
102.255,35 |
Que ces sommes ont été volées par Ariès jeune dans la caisse de Worms et que Delpech Junior et Mialhe ont reçu en paiement les produits de ce vol domestique. Qu'il a été établi ci-dessus que leur complaisance rétribuée a évidemment maintenu le caissier dans la mauvaise voie où il s'était engagé ; qu'il y a donc lieu de soumettre les deux agents de change à restituer et rendre au patron volé, en réparation du dommage qu'il a subi, les sommes ainsi détournées par le caissier et remises dans leurs mains.
Attendu qu'il y a lieu d'ordonner le paiement même avec contrainte par corps.
Par ces motifs condamnons Delpech Junior à payer à Worms par toutes les voies de droit même par corps la somme de 75.721,75 F
et Mialhe la somme de 102.257,37 F avec intérêt du jour de la demande.
Et les condamnons aux dépens.
Sous toutes réserves.